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OCTAVE MIRBEAU, LE GRAND DÉMYSTIFICATEUR
Après
un demi-siècle d'injuste purgatoire, Octave Mirbeau (1848-1917)
commence enfin à être reconnu à sa vraie valeur et
remis à sa vraie place : une des toutes premières. Les raisons
pour lesquelles tous ceux qui le (re)découvrent aujourd'hui manifestent
tant d'enthousiasme, de ferveur et de jubilation, sont celles-là
mêmes qui, depuis un siècle, lui ont valu la réprobation,
les sarcasmes ou les foudres posthumes des "bien pensants" de
tout poil que sa disparition ne pouvait que réjouir.
Son crime, à leurs yeux? D'avoir
dessillé les yeux de ses lecteurs, de leur avoir révélé
les dessous de la société et de l'homme dans leur hideuse
nudité, bref de les avoir obligés « à regarder
Méduse en face », comme il l'écrivait dès 1877,
dans un article sur La Fille Élisa d'Edmond de Goncourt. Pour s'être
scandalisé de tout ce qui choquait ses exigences éthiques
de Vérité et de Justice - les valeurs cardinales du dreyfusisme
- il est devenu lui-même scandaleux. Et pour avoir voulu faire partager
ses révoltes, ses haines et ses mépris, comme ses passions
et ses coups de cœur, il a été jugé infréquentable
et excessif par les grands de ce monde et par les tenants du désordre
établi, qui ont tenté par tous les moyens de démonétiser
un message aussi radicalement subversif. Mais c'est précisément
ce parler vrai, plus que jamais nécessaire en ces temps de désinformation
médiatique et de conditionnement publicitaire, qui donne à
son œuvre émancipatrice une force et une modernité
qui répondent à une demande croissante de lecteurs et de
spectateurs.
Mirbeau est, par excellence, un grand démystificateur.
Considérant que, dans la société bourgeoise de son
temps, tout est organisé pour écraser l'individu et pour
« tuer l'homme dans l'homme » en vue d'en faire « une
croupissante larve » exploitable et corvéable à merci,
il a entrepris de s'attaquer, tel Don Quichotte, à tous ces géants
que sont les institutions oppressives et aliénantes. Après
sa mort, on le lui a fait cher payer...
FABRICATION DE LARVES ET DE MONSTRES
Pour l'enfant qui vient au monde, l'existence,
selon notre imprécateur, est un effroyable parcours du combattant.
Dans la famille bourgeoise, structure étroite, fermée et
étouffante, il se voit infliger d'entrée de jeu des rôles
sexuels et sociaux qui ne tiennent aucun compte de ses aspirations, de
ses exigences intellectuelles, affectives ou sexuelles. On lui inculque
une foule de préjugés « corrosifs » dont, la
plupart du temps, il ne parviendra plus jamais à se débarrasser.
Et « l'effroyable coup de pouce du père » laissera
sur lui une empreinte indélébile. Tous les romans de Mirbeau,
notamment Sébastien Roch et Dans le ciel, constituent un cri de
pitié et de révolte devant tous les Mozart que tant de parents
bardés de bons sentiments et de bonnes intentions continuent à
assassiner avec une inaltérable bonne conscience. De pères
en fils se transmet ainsi un « legs fatal » et se perpétuent
des « crimes de lèse-humanité » ...
L'école poursuit le travail ébauché
par les parents. On continue à enduire l'enfant de préjugés
absurdes, on le bourre de connaissances parfaitement inutiles et qui le
dégoûtent du savoir et de la beauté, on remplace la
réflexion personnelle par des apprentissages qui ne sont guère,
le plus souvent, que des réflexes conditionnés. Et, à
l'âge où l'adolescent aurait besoin de grand air, de contacts
avec la nature, et de découverte de l'autre, on le confine dans
d'horribles « bahuts » et on comprime impitoyablement tout
ce qui fait encore de lui un être pensant et sentant, avant de le
livrer au Moloch : le baccalauréat, qui, certes, à lui tout
seul, n'a jamais produit un parfait imbécile, mais qui y prédispose
admirablement...
Pour compléter ce travail de crétinisation
programmée, les sociétés dites “libérales”
et “démocratiques” peuvent compter sur la sainte alliance
du sabre et du goupillon. Les prêtres inculquent aux enfants des
« superstitions abominables » et des craintes irrationnelles
« pour mieux dominer l'homme plus tard » ; on réprime
leurs appétits et on leur inspire un mépris contre-nature
du corps et du plaisir ; on éradique ce qui pouvait rester de leur
esprit critique ; on leur insinue « le poison religieux »
de la culpabilité et le culte morbide de la souffrance rédemptrice
; bref, on en fait des sujets malléables et obéissants,
à jamais incapables de secouer leurs chaînes et de se libérer
de « l'empreinte ». L'armée n'a plus alors qu'à
parachever le travail : « En un an, en deux ans, par un effacement
insensible, par une sorte de disparition insensible de l'homme dans le
soldat », les jeunes encasernés et embrigadés «
sont devenus, à leur insu, mais fatalement, de véritables
monstres d'humanité », à qui on n'apprend qu'à
détruire, piller et tuer « au nom de la patrie », ou
qui sont destinés à finir en chair à canon, comme
le pitoyable Sébastien Roch.
COMMENT DEVENIR UN HOMME
Une minorité d'humains échappent
à cette éducastration et à ce massacre des innocents
: ce sont les artistes. Non pas, bien sûr, les fabricants de toiles
peintes, de hideux bibelots pour midinettes, de grotesques statues fabriquées
à la chaîne et offertes à l'admiration des passants
ahuris, de vaudevilles bêtifiants et de romans à l'eau de
rose : ce sont là de vulgaires industriels qui, pour se faire une
place au soleil et gagner plus dans la société darwinienne
de l'époque, se contentent de fabriquer un produit adapté
à un public anesthésié qui ne cherche, dans l'art
et la littérature, que des digestions paisibles et une évasion
agréable, qui ne puisse en aucun cas ébranler leurs préjugés
et menacer leur confort moral et intellectuel. Mais à côté
de ces commerçants des lettres et des arts, complices ou auxiliaires
du système d'oppression, existent des hommes, très rares,
qui ont su résister au rouleau compresseur de l'abêtissement
nommé, par antiphrase, "éducation", et qui ont
conservé le génie potentiel de l'enfance grâce auquel
ils peuvent jeter sur les choses et sur les hommes un regard neuf.
Le véritable artiste, c'est donc
celui qui voit, qui ressent, qui admire, dans l'immensité des sensations
que le monde extérieur nous propose, ce que l'individu moyen, dûment
larvisé et abêti, ne verra, ne sentira et n'admirera jamais.
C'est un être d'exception qui, d'emblée, ne peut être
qu'en rupture avec une société mercantile, où l'avoir
se substitue à l'être, où le culte dominant est celui
du veau d'or, où l'argent est la condition du succès et
du prestige. L'artiste est un étranger, un marginal, un irrécupérable,
parce que son regard est, à lui seul, un facteur de subversion.
Cela est totalement indépendant de son engagement politique - si
tant est qu'il en ait un. Ainsi, même un réactionnaire tel
que Rodin, lecteur assidu du Petit Journal, amateur de médailles
et autres déshonorantes breloques, et indécrottablement
anti-dreyfusard, quoique grand ami de son chantre Octave Mirbeau, n'en
est pas moins potentiellement révolutionnaire : et si, par ses
œuvres, ce bougre d'homme éveillait, dans une frange de gens,
que Mirbeau appelle des « âmes naïves », un goût
du beau qui les rendrait dorénavant réfractaires au bourrage
de crânes quotidien ? Comment les mauvais bergers de toute obédience
ne seraient-ils pas épouvantés à l'idée de
perdre ainsi, à cause d'un artiste irresponsable, le contrôle
de leurs troupeaux ?... On comprend que le président Félix
Faure, horrifié par le scandaleux Balzac exposé au Salon
de 1898, lui ait ostensiblement tourné un dos méprisant...
Pour devenir un artiste – ou tout
simplement un homme : car tout homme digne de ce nom possède un
sentiment artiste – , il convient donc de se révolter très
tôt contre l'endoctrinement du milieu. Mais cela ne va pas sans
risques ni déchirements. Car, d'une part, cet effort d'émancipation
nécessite une ascèse de tous les instants, tant les habitudes
acquises tendent à devenir une seconde nature, tant les préjugés
sont imprégnés profondément en nous ; et, d'autre
part, on se heurte automatiquement à l'opposition de la majorité
silencieuse et à l'hostilité des institutions. Si, comme
l'a dit Eugène Ionesco, penser, ce ne peut être que penser
différemment, donc “penser contre”, dans un monde de
rhinocéros ou de larves, devenir un homme est un exercice fort
périlleux...
« L'ARDENTE LUTTE CONTRE SOI-MÊME »
L'obstacle majeur est intérieur.
Chaque homme porte en soi la trace indélébile de ce que
la sainte trinité de la famille, de l'école et de l'Église
catholique a tenté d'inculquer à l'être en formation.
Cet ennemi est d'autant plus sournois qu'il est bien difficile de le percevoir
et de le traquer. Ainsi, alors qu'il s'est très rapidement libéré
de toutes les croyances religieuses, assimilées dès dix-sept
ans à des superstitions dignes des pensionnaires de Charenton,
Mirbeau a souffert toute sa vie du « legs fatal » laissé
par les jésuites, pétrisseurs et « pourrisseurs d'âmes
» : un lancinant sentiment de culpabilité qui l'a fait, en
permanence, osciller entre la rédemption par ses bonnes actions,
et l'auto-punition par un comportement masochiste ou une conduite d'échec.
Révélateurs à cet égard sont les titres de
trois de ses romans : le premier qu'il ait écrit comme “nègre”
s'intitulait Expiation ; le premier qu'il ait publié sous
son nom s'appelait Le Calvaire ; et il entendait lui donner une
suite intitulée La Rédemption...
De cette coexistence entre un surmoi exigeant,
voire féroce, des pulsions, notamment sexuelles, très impérieuses,
mais constamment bridées et taxées de cochonneries, et un
moi qui tente douloureusement de frayer sa voie à la lumière
de quelques principes éthiques, résulte un être ballotté
en tous sens, tiré à hue et à dia, qui oscille entre
l'agitation frénétique (le divertissement pascalien) et
la vie contemplative, voire végétative, entre le rire et
les larmes, entre le ricanement féroce et le dévouement
passionné. Traversé de contradictions qu'il avoue, au risque
de donner des armes pour se faire battre, Mirbeau n'est ni un saint, ni
un héros, et encore moins un gendelettres : il est un homme, un
pauvre homme, et qui le sait, et qui en souffre. Mais c'est précisément
en quoi il nous touche, nous émeut, nous bouleverse : car nous
reconnaissons d'emblée en lui un ami, un semblable, un frère.
Cette dualité de Mirbeau est attestée
dès sa jeunesse. Lors de la mort de sa mère, en 1870, il
écrit à son confident Alfred Bansard qu'il a toujours été
« renversé » par un ennemi intime : lui-même.
Et c'est probablement le seul qu'il ne soit jamais parvenu à vaincre...
Quelles sont les principales contradictions qui déchirent cet être
double, en lutte permanente contre lui-même ?
-
Profondément pessimiste, persuadé que l'action est
vouée à l'échec, que l'homme est incorrigible,
que la société repose sur le meurtre et sur le vol,
il s'est néanmoins battu toute sa vie pour « diminuer
arithmétiquement la douleur du monde », pour amender
les hommes, introduire dans les sociétés un peu plus
de lumière, de justice et de beauté.
-
Convaincu que la loi du meurtre est infrangible et universelle,
et que la sélection naturelle est inéluctable, il n'en
a pas moins pris systématiquement le parti des faibles, des
victimes, des proies, contre les forts, les bourreaux et les prédateurs
tels qu'Isidore Lechat de Les affaires sont les affaires ;
et il n'a pas cessé d'aspirer à une société
sans classes et sans État, où les hommes vivraient en
paix, libres et heureux.
-
Misanthrope pour avoir trop aimé les hommes, il n'a pour
autant cessé de proclamer leurs droits imprescriptibles ; et
le féroce Mirbeau, infatigable bretteur, se double d'un écorché
vif, « tendre comme un petit pois ».
-
D'une misogynie qui confine à la gynécophobie, il
n'en proclame pas moins à trois reprises « le génie
» de Camille Claudel, « révolte de la nature »,
il combat les thèses anti-féministes de Strindberg,
et rédige sur la prostitution un essai en forme de réhabilitation
des « pauvres prostituées », ses sœurs de
misère, L'Amour de la femme vénale, étude
d'une surprenante modernité.
-
Passionnément épris du beau, chantre attitré
des impressionnistes et de Van Gogh, adorateur de ses « dieux
» Claude Monet, Auguste Rodin et Stéphane Mallarmé,
il n'en est pas moins taraudé par cette conviction récurrente
que l'art et la littérature ne sont, tout compte fait, que
des « mystifications », puisqu'ils ne pourront rien contre
la loi de l'entropie et du pourrissement universels.
Il ne s'agit pas là d'incohérences
ou de palinodies, bien au contraire. C'est parce qu'il voit les contradictions
à l'œuvre en toutes choses – et en tout homme –
qu'il ne saurait se satisfaire de réponses toutes faites, de dogmes
sécurisants et mensongers, de visions réductrices et mutilantes.
Il n'est pas seulement un être humain sensible et pitoyable, il
est aussi un esprit d'une lucidité impitoyable et décapante.
En se défiant de lui-même, en refusant de se prendre au sérieux
et de camoufler ses propres contradictions, et en nous incitant ainsi
à nous libérer de sa propre influence pour devenir nous-mêmes,
il n'est pas seulement un bon maître : il met du même coup
la littérature sur les chemins de la modernité.
LA MISSION DE L'ÉCRIVAIN
Cette
lucidité, il a entrepris de nous la faire partager ; et ce regard
neuf qu'il jette sur le monde, il va nous obliger à le faire nôtre
le temps d'une lecture ou d'une représentation. Il entreprend,
dans le domaine de l'écriture, une véritable révolution
culturelle parallèle à la révolution du regard des
impressionnistes ou de Rodin. Adepte d'une pédagogie de choc, il
va délibérément froisser nos habitudes confortables,
transgresser nos interdits, éveiller notre esprit critique, nous
contraindre à nous poser des questions que nous aurions préféré
éviter, pour que nous finissions par apercevoir ce que, «
aveugles volontaires », nous refusions de regarder en face. Telle
est en effet, selon lui, la mission de l'écrivain. Un livre n'est
pas seulement un ensemble de pages amoureusement concoctées dans
le silence d'un cabinet de travail, à destination des happy
few protégés des fracas du monde. C'est aussi et surtout
un acte par lequel on espère agir sur les hommes afin d'améliorer
le monde. De ce point de vue, le "J'accuse" de Zola lui paraît
l'écrit révolutionnaire par excellence. Pour sa part, plus
modeste, il ne prétend pas bénéficier, avec ses chroniques
journalistiques et ses œuvres littéraires, d'un retentissement
mondial comparable à celui de « J'accuse », qualifié
de Blitzkrieg par Henri Mitterand. Il n'en a pas moins agi avec une persévérance
digne de tous éloges pour débusquer toutes les monstruosités
camouflées, dans le cœur des hommes comme dans les cercles
infernaux des sociétés modernes : la misère, l'exploitation
économique, l'oppression politique, l'abominable boucherie de la
guerre, les inexpiables expéditions coloniales.
À
cette fin, il utilise deux moyens privilégiés : la totale
subjectivité et la dérision.
-
En dehors de son théâtre, la quasi-totalité
des écrits de Mirbeau sont à la première personne.
Contes, romans, chroniques, critiques littéraires ou artistiques,
c'est toujours le point de vue unique de l'écrivain, ou d'un
de ses divers substituts, qui nous est imposé. Certes, nombre
de lecteurs refuseront a priori d'entrer dans une vision du monde
aussi étrangère à leur aveuglement coutumier,
et proclameront très haut, pastichant Mallarmé, «
le sortilège bu dans le flot sans honneur de quelque frénétisme
». Mais beaucoup au contraire, les fameuses âmes naïves,
que le rouleau-compresseur de l'abrutissement n'a pas complètement
laminées, joueront le jeu et accepteront de se laisser dérouter
et de voir les choses à travers le regard décapant d'un
démasqueur de génie.
-
La dérision, au contraire de la subjectivité, exclut
toute identification du lecteur à l'auteur ou à ses
porte-parole. Elle requiert au contraire la distanciation et le libre
exercice de l'esprit critique. L'humour - avec une prédilection
pour l'humour noir -, l'interview imaginaire, l'éloge paradoxal
(du vol ou de la torture, par exemple), la caricature, l'outrance
volontaire, les procédés farcesques, participent de
cette volonté de libérer le lecteur des chaînes
des respects mal placés et des entraves du conditionnement
idéologique.
Mais ce n'est pas tout. Car ce que nous
découvrons, à lire notre imprécateur au cœur
fidèle, est si noir, si horrible, si désespérant,
que nous pourrions être gagnés par le découragement
et tentés par le renoncement, trop souvent synonyme de la complicité
avec toutes les puissances qui écrasent l'homme et qui transforment
la terre entière en un terrifiant jardin des supplices. Mais, par
son génie d'écrivain, grâce à un style parfaitement
maîtrisé, grâce à des formules qui font mouche
et qui nous vengent d'un univers hostile, d'une existence absurde et d'une
société homicide, il parvient à transformer la visite
des enfers de l'humanité en un exercice tonique, et même,
bien souvent, jubilatoire... Miraculeuse transmutation des choses sous
le regard de l'écrivain-artiste, incomparable « sorcellerie
évocatoire » des mots qui, de la nausée existentielle,
font jaillir un irrépressible désir d'élévation
spirituelle, et qui, avec du sang et de la boue, suscitent de la joie
et parviennent à redonner goût à la vie...
Oui, il
est grand temps de relire
!
Pierre MICHEL, Président-fondateur de la Société
Octave Mirbeau
10 bis rue André Gautier - 49000 ANGERS
http://michelmirbeau.blogspot.com
* Biographie d'Octave Mirbeau (chronologie)
* Ses romans de Mirbeau sont accessibles en ligne sur le site
des Éditions du Boucher.
* Plusieurs pièces de théâtre et des centaines de
contes et d’articles de Mirbeau peuvent être consultés
sur le site de ,
dans le groupe
Mirbeau, qui comporte plus de 700 documents.
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