

|
OCTAVE MIRBEAU ET DONALD TRUMP
ou
De l’intérêt d’être une canaille sans
scrupules pour se faire élire
On parle beaucoup
ici, depuis quelques jours, du marquis de Portpierre. Et l’administration
des bains se fait une sérieuse réclame sur son nom…
Le marquis gagne de grosses sommes au baccara, au poker, au tir aux pigeons…
Son automobile attire des foules chaque fois qu’il sort… Enfin
son existence de fêtes et de chic produit une véritable sensation…
Clara Fistule m’assure qu’on l’héberge, pour
rien à l’hôtel, et qu’on l’entretient au
Casino.
— Un si grand nom… pense donc ! m’explique-t-il…
une si grosse situation politique et mondaine !… Et bon garçon,
si tu savais !… […]
Voici ce que je sais du marquis de Portpierre.
Un dimanche matin,
j’arrivais avec un ami à Norfleur. Norfleur est une petite
ville normande, extrêmement pittoresque, et qui a conservé,
presque intact, son caractère ancien. […] Sur la place de
la mairie, se tenait, ce jour-là, une foule nombreuse de paysans
endimanchés venus pour entendre la messe et causer, ensuite, de
leurs petites affaires. La foule était plus agitée que de
coutume et plus bourdonnante, car on se trouvait alors en pleine effervescence
électorale… Par les passions qu’elles réveillent,
les intérêts qu’elles flattent ou qu’elles contrarient,
seules, les élections pouvaient donner à la ville l’illusion
éphémère du mouvement et de la vie. Les murs étaient
couverts d’affiches bleues, jaunes, rouges, vertes, et quelques
groupes stationnaient, çà et là, devant elles, menton
levé, œil rond, bouche close, mains croisées derrière
le dos, sans une parole, sans un geste qui exprimât une opinion
ou une préférence…[…] L’ami qui m’accompagnait
me montra pérorant, gesticulant, au milieu d’un groupe plus
nombreux, plus animé, l’un des candidats, le marquis de Portpierre,
gros propriétaire terrien, célèbre dans toute la
Normandie, pour son existence fastueuse, et, à Paris, pour la parfaite
correction de sa livrée et de ses attelages. Membre du Jockey-club,
homme de cheval, de chiens et de filles, tireur aux pigeons coté,
antisémite notoire et royaliste militant, il appartenait à
ce qu’au dire des gazetiers il y a de mieux dans la société
française…
Ma surprise fut grande de le voir vêtu d’une longue blouse
bleue et coiffé d’une casquette en peau de lapin. On m’expliqua
que c’était son uniforme électoral et que cela le
dispensait de toute autre profession de foi… Il ressemblait, d’ailleurs,
à un vrai maquignon. Rien, dans son allure, n’indiquait que
ce fût là un costume accidentel ; rien, non plus, dans sa
physionomie, rougeaude et vulgaire, mais narquoise et rusée, ne
le distinguait des autres croquants et ne révélait en lui
ce que les anthropologues de journaux appellent « la race ».
Personne ne devait être plus dur et plus malin en affaires, savoir
mieux maquiller un cheval ou une vache, entonner plus de litres de vin,
durant les débats d’un marché, être plus expert
en toutes les roueries des champs de foire…
Comme je passais près de lui, je l’entendis qui criait,
au milieu des rires :
— Mais oui… mais oui… le gouvernement est une vache.
Nous le mènerons loin je vous en réponds… Ah ! nom
de Dieu !… mes enfants…
Il était vraiment à son aise, sous la blouse de paysan,
affectait une cordialité bruyante, une sorte de débraillé
bon enfant, un merveilleux cynisme de camaraderie, riait ci, s’indignait
là… et toujours à propos, prodiguait les poignées
de main, les tutoiements, tapait sur les épaules et sur les ventres,
faisait sans cesse la navette de la place où il se dépensait
en paroles drôles au café de l’Espérance où
il se dépensait en petits verres. Et il brandissait, superbement,
un lourd bâton normand, de cornouiller, que nouait, à son
poignet droit, une forte courroie de cuir noir…
— Ah ! nom de Dieu !…
Il faut dire que le marquis de Portpierre était chez lui, à
Norfleur, qu’il considérait comme son fief, et où
son esprit de ruse, son génie du maquignonnage, son habileté
à « mettre les gens dedans », lui avaient valu une
popularité énorme. Il avait si bien conquis le pays par
ses qualités de rondeur crapuleuse qui lui eussent fait jeter des
pierres ailleurs, que nul ne songeait à s’étonner
des transformations brusques que, lors des périodes électorales,
il opérait en sa toilette. Tout le monde, au contraire, en était
heureux et on disait de lui :
— Ah ! c’est un bon enfant, M. le marquis. En voilà
un qui n’est pas fier !… En voilà un qui aime le cultivateur
!
Nul ne s’étonnait, non plus, qu’il eût conservé
les privilèges et les honneurs que s’attribuaient les grands
seigneurs d’autrefois. […]Les paysans passent, d’ordinaire,
pour être malins et rusés ; les candidats, très souvent,
pour être stupides. On a écrit là-dessus des romans,
des comédies, des traités de science sociale, des statistiques
qui, tous, ont confirmé ces deux vérités. Or, il
arrive que ce sont les candidats stupides qui, toujours, roulent les paysans
malins. Ils ont, pour cela, un moyen infaillible qui ne demande aucune
intelligence, aucune étude préparatoire, aucune qualité
personnelle, rien de ce qu’on exige du plus humble employé,
du plus gâteux serviteur de l’État. Le moyen est tout
entier dans ce mot : promettre… Pour réussir, le candidat
n’a pas autre chose à faire qu’à exploiter –
exploiter à coup sûr – la plus persistante, la plus
obstinée, la plus inarrachable manie des hommes : l’espérance.
Par l’espérance, il s’adresse aux sources mêmes
de la vie ; l’intérêt, les passions, les vices. On
peut poser en principe absolu l’axiome suivant : « Est nécessairement
élu le candidat qui, durant une période électorale,
aura le plus promis et le plus de choses, quelles que soient ses opinions,
à quelque parti qu’il appartienne, ces opinions et ce parti
fussent-ils diamétralement opposés à ceux des électeurs.
» Cette opération que les arracheurs de dents pratiquent
journellement sur les places publiques, avec moins d’éclat,
il et vrai, et plus de retenue, s’appelle pour le mandant : «
dicter sa volonté », pour le mandataire : « écouter
les vœux des populations »… Pour les journaux, cela prend
des noms encore plus nobles et sonores… Et tel est le merveilleux
mécanisme des sociétés politiques que voilà
déjà plusieurs milliers d’années que les vœux
sont toujours écoutés, jamais entendus, et que la machine
tourne, tourne, sans la plus petite fêlure à ses engrenages,
sans le moindre arrêt dans sa marche. Tout le monde est content,
et cela va très bien comme cela va.
Ce qu’il y a d’admirable dans le fonctionnement du suffrage
universel, c’est que le peuple, étant souverain et n’ayant
point de maître au-dessus de lui, on peut lui promettre des bienfaits
dont il ne jouira jamais, et ne jamais tenir des promesse qu’il
n’est point, d’ailleurs, au pouvoir de quelqu’un de
réaliser. Même il vaut mieux ne jamais tenir une promesse,
pour la raison électorale et suprêmement humaine qu’on
s’attache de la sorte, inaliénablement, les électeurs,
lesquels, toute leur vie, courront après ces promesse, comme les
joueurs après leur argent, les amoureux après leur souffrance.
Électeurs ou non, nous sommes tous ainsi… Les désirs
satisfaits n’ont plus de joies pour nous… Et nous n’aimons
rien autant que le rêve, qui est l’éternelle et vaine
aspiration vers un bien que nous savons inétreignable.
L’important, dans une élection, est donc de promettre beaucoup,
de promettre immensément, de promettre plus que les autres. Plus
les promesses sont irréalisables et plus solidement ancré
dans la confiance publique sera celui qui les aura faites. Le paysan veut
bien donner sa voix, c’est-à-dire aliéner ses préférences,
sa liberté, son épargne entre les mains du premier imbécile
ou du premier bandit venu ; encore exige-t-il que les promesses qu’il
reçoit, en échange de tout cela, en vaillent la peine…
Il en réclame pour sa confiance, éternelle comme son destin
d’être dupé. […]
Le matin dont je parle, comme, à un moment, M. le marquis sortait
du café de l’Espérance, suivi d’une bande de
paysans qui, du revers de la main, s’essuyaient encore les lèvres
humides de vin bleu, son concurrent vint à passer… C’était
un pauvre diable, très maigre, très pâle, le visage
boutonneux, qu’on sentait très pauvre, et qui avait eu l’idée
bizarre de se présenter contre le marquis, comme candidat socialiste…
Ancien instituteur dans le département, révoqué par
M. Georges Leygues, pour avoir affiché – trop tôt,
le pauvre ! – la Déclaration des droits de l’homme
sur les murs de sa classe… il avait été choisi par
le comité d’action révolutionnaire comme le candidat
de toutes les réformes, de toutes les protestations, de toutes
les revendications. Très intelligent, très convaincu, très
dévoué « à l’idée », il
ne payait malheureusement pas de mine. Et sa figure ne répondait
nullement aux déclarations fières et violentes de ses affiches…
Pour honorer ses électeurs, il avait mis ses plus beaux habits…
Une redingote noire, fripée, élimée, de coupe très
ancienne, dont s’exhalait une désagréable odeur de
naphtaline, et que n’en rongeaient pas moins, en beaucoup d’endroits,
de voraces colonies de mites… Un chapeau haut de forme, terni, jauni
aux bords luisants, au ruban moiré de graisse, couronnait sa toilette
piteuse… Il était seul… tout seul… et, sentant
une hostilité contre lui, d’un œil embarrassé
et timide, il cherchait, parmi la foule, ses amis qui, sans doute, n’étaient
point encore arrivés…
De la pointe de son bâton normand, avec un air goguenard, le marquis,
aussitôt, le désigna aux gens qui l’accompagnaient…
— Regardez-moi ce mirliflor ?… cria-t-il avec un gros rire
où la haine grimaçait… Et ça se dit socialiste
!… Ah ! malheur !…
Il y eut quelques rires sournois, d’abord, puis quelques murmures…
— Oh ! là ! là ! là !…
Le marquis de Portpierre, lui, était bien d'aplomb sur ses gros
souliers ferrés, sa casquette en peau de lapin crânement
posée en arrière, sur sa nuque… Et le vent ballonnait
sa blouse qui, par une échancrure, sur le haut de la poitrine,
laissait voir les pointes d’un foulard rouge. Il continua :
— Et ça vient faire le monsieur ici… le gommeux …
étaler son luxe… insulter le peuple avec des habits de prince
!… Regardez-moi ça !… Ah ! nom de Dieu !… C’est
honteux…
Deux cents regards enveloppèrent le pauvre candidat d’une
haine méprisante et ricanante… Le marquis, encouragé,
d’une voix plus forte cria :
— Et où a-t-il volé cette redingote ?… Et ce
chapeau, qui l’a payé ?… L’Allemagne en sait
quelque chose… Les fripouilles…, les sales fripouilles !…
Les murmures grandirent, s’enflèrent… Un charron,
les bras nus jusqu’au coude, énorme sous le tablier de cuir
qui lui cachait les jambes, clama :
— Bien sûr… c’est un traître…
Et quelques voix hurlèrent :
— À bas le traître !…
Le marquis poursuivit, en prenant à témoin sa blouse bleue,
sa casquette en peau de lapin, ses souliers ferrés, son bâton
noueux :
— Est-ce que les vrais amis du peuple s’habillent en redingote…
comme les étrangers… les rastaquouères, les juifs
? Est-ce que j’ai une redingote, moi… et un tube à
huit reflets ?… Voyons, vous autres ?…
— Vive monsieur le maquis !…
— Je porte la blouse du paysan, moi… la blouse du brave paysan
de France… la blouse de l’honnêteté et du travail…
la blouse de l’épargne française…
— Vive monsieur le marquis !…
— Et je ne me crois pas déshonoré pour cela…
N’est-ce pas, vous autres ?
— Vive… vive monsieur le marquis !…
— Tandis que ce sale gommeux… ce cosmopolite… ce socialiste…
— Oui !… Oui !… Oui !…
— … ose venir ici… outrager à la misère
du peuple…
— Oui… Oui… C’est cela…
— … du brave cultivateur… qui est l’âme
de la France… qui est la France !… Ah ! nom de Dieu !…
— À bas les traîtres !… […]
L’aventure du pauvre candidat socialiste m’avait donné
un désir plus vif de connaître davantage le marquis de Portpierre…
Je m’informai et j’appris bientôt quantité de
choses remarquablement drôles… On n’avait d’ailleurs
qu’à laisser parler les gens du pays, qui étaient
intarissables en anecdotes ; ce parfait gentilhomme était lui-même
intarissable en actions de toute sorte, où le comique se mélangeait
agréablement au sinistre, comme il convient… Et je sentais
que moins ces aventures dénotaient de scrupules, plus on l’aimait…
Vraiment, sa popularité grandissait avec sa canaillerie, laquelle
avait du moins ce mérite, bien français, d’être
une canaillerie inventive et joviale… […]
Octave Mirbeau, Les 21 jours d’un neurasthénique (1901),
chapitre XVII
|